La stratégie européenne des islamistes turcs


Par T. Jost

Fin connaisseur de la Turquie et de son histoire, T. Jost dissèque la stratégie du gouvernement islamiste actuellement au pouvoir à Ankara démontre que l’adhésion de la Turquie provoquerait non seulement l’islamisation de l’Europe, mais également le renforcement de l’emprise islamiste sur la société turque.

Le 17 décembre 2004 les chefs d'États européens réunis à Bruxelles ont décidé de la date d'ouverture de négociations avec Ankara. Décision capitale s'il en est, l'ouverture de ce processus marque une complète redéfinition tant de l'idée d'Europe que de sa réalité géographique et civilisationnelle.

La Turquie révélatrice de notre altérité
En effet, pour nous autres Européens la question turque est un miroir qui nous révèle à nous-mêmes : elle interroge notre identité, ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous voulons devenir. Force est de constater que la Turquie contemporaine - malgré sa volonté apparente d'alignement sur l'Occident - demeure l'héritière politique, historique et culturelle de l'Empire Ottoman. Porte-cimeterre de l'islam en Europe, dépositaire de la charge califale, de guide de la ''communauté des croyants'', l'Empire Ottoman n'a cessé de s'affirmer pendant toute son histoire contre notre continent

Mustapha Kémal : un essai non transformé
Cependant certains pourront objecter, avec raison, que depuis 1923 et la proclamation de la République turque, une rupture fondamentale a été opérée avec l'islam et que la Turquie d'Atatürk n'est plus ''l'empire musulman des trois continents'' de jadis. Pour Mustapha Kemal, l'islam n'était que le produit des ''conceptions surannées d'un vieux bédouin immoral'', une greffe étrangère à la turcité, ''la revanche sournoise d'un clergé vaincu sur une caste de guerriers vainqueurs'', tout juste bonne ''pour des Arabes efféminés, mais pas pour des Turcs conquérants et virils'' […]. Le but unique et exclusif de Kémal a été de faire de la Turquie une nation indépendante, compacte et moderne, débarrassée des scories d'un islam cosmopolite. En allant à contre-courant de l'immense majorité de son peuple qui voyait en lui d'abord le héros d'une guerre de libération contre les puissances chrétiennes, Kemal a voulu construire un État laïc désislamisé et occidentalisé, adoptant l'alphabet latin et abolissant le califat.
Mustapha Kemal meurt le 10 novembre 1938 : […] Que reste-t-il de son oeuvre 70 ans après, si ce n'est une brassée de rêves qui achèvent de se disperser dans l'océan vert qui submerge le Proche et Moyen- Orient ? D'une façon insidieuse, puis au grand jour, l'islam […] a réinvesti la société turque par sa propre force d'inertie. Un simple coup d'oeil aux manuels scolaires utilisés aujourd'hui dans l'enseignement nous révèle à quel point les principes kémalistes se sont dégradés […] : ''Les Turcs ont pris comme but suprême la protection du monde musulman, qui était dans une situation de décomposition. Ils ont fait obstacle à Byzance, puis l'ont anéantie, et en ont fait de même avec les croisés qui prenaient l'islam à revers. C'est en créant divers États turcs que les Turcs se sont fait les protecteurs de l'islam. Enfin, c'est contre l'Europe entière que les Ottomans ont poursuivi cette oeuvre de protection jusqu'au XXe siècle.'' Cet extrait tiré d'un manuel publié il y a une dizaine d'années ne peut être considéré comme relevant d'un dérapage isolé. Car le contenu des manuels scolaires est une chose trop importante pour qu'un État digne de ce nom s'en désintéresse. C'est bien de la mémoire collective dont se nourrit le discours scolaire [...].

Le regard turc sur l'Europe
C'est ce regard si ambigu, si tendu de contradictions, de désirs et de rejets qui s'offre ici à notre analyse. En effet, si l'Europe est perçue comme une terre d'affrontement avec le christianisme, comment expliquer les efforts immenses déployés par Ankara pour faire admettre le bien fondé de sa candidature ? Certains ressorts psychologiques forts complexes entrent en jeu. Dans cette optique, l'Union européenne n'apparaît pas seulement comme la dispensatrice d'une manne précieuse, elle est par excellence le club d'une Europe de riches, un Occident chrétien, qui, même pour des musulmans, constitue un idéal de civilisation. Pour le Turc “lambda”, le désir d'Europe se cristallise avant tout dans l'espérance de meilleures conditions d'existence et d'un niveau de vie amélioré. À cet égard, un sondage réalisé par la Commission européenne au printemps 2004 apparaît révélateur de l'ambivalence du sentiment turc vis à vis de l'Union. Si 71 % des Turcs sont favorables à l'adhésion, 60 % ne s'en déclarent pas moins exclusivement turcs. De plus, ils sont 50 % à craindre une perte de l'identité nationale. Pour cette population pragmatique, l'UE est d'abord synonyme de prospérité économique (55 %), de liberté de circulation (49 %) et de protection sociale (49 %).

Des islamistes pro-européens
Comment interpréter les professions de foi européennes des dirigeants islamistes actuellement au pouvoir ? Au premier abord, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) de Tayip Erdogan ne correspond pas aux mouvements islamiques classiques à l'instar du FIS ou des Frères musulmans. Néanmoins, derrière un paravent modéré fait d'un savant dosage d'opportunisme et de réformisme, celui-ci n'est en réalité que la poursuite de l'islam politique par d'autres moyens, parmi lesquels figure, entre autres, l'adhésion à l'Union européenne.

L'expérience du Refah Partisi La genèse de ce post-islamisme turc remonte à l'échec de l'expérience gouvernementale du Refah Partisi (Parti de la Prospérité) au pouvoir pendant quelques mois de 1996 à 1997. Necmettin Erbakan, leader historique de l'islamisme turc et Premier ministre, avait opté pour une stratégie de rupture globale avec l'ordre établi. Cela, en axant son action politique sur des décisions à très forte valeur symbolique, comme la levée de l'interdiction du port du voile dans les lieux publics ou bien le projet de construction d'une mosquée monumentale sur la place de Taksim, au coeur du quartier occidental d'Istanbul, qui devait symboliser la deuxième conquête de la ville.
Dans le domaine de la politique étrangère, Erbakan tourne radicalement le dos à la CE, avec l'idée de lui substituer un ''marché commun musulman'', dont la Turquie deviendrait le centre de gravité. Ulcérée par ces orientations, qui sont autant d'attaques frontales contre l'essence même du régime républicain, l'armée […] contraignit Erbakan à démissionner. Ce coup d'État, que l'on peut au demeurant qualifier de postmoderne, puisque les chars sont restés dans les casernes, entérine l'échec de la tentative de passage en force de l'islam politique en Turquie. Cependant, cet intermède gouvernemental va amener l'aile réformatrice du Parti de la Prospérité à repenser les termes et les moyens de l'action politique.

Tayip Erdogan
Un homme se distingue parmi les jeunes rénovateurs : Tayip Erdogan. À la fois diplômé d'un lycée d'imams et économiste de formation, il devient maire d'Istanbul en 1994. Plébiscité pour sa gestion d'Istanbul, Erdogan prend la tête en 2001 du Parti de la Justice et du Développement, issu d'une scission avec le vieux parti islamiste d'Erbakan. Partant du constat que la stratégie de rupture a échoué, il défend une ligne d'apaisement, de dialogue et définit son mouvement comme fondé sur ''une philosophie politique conservatrice démocrate''. Le parti prône l'intégration à la CE, l'économie de marché et la défense des valeurs traditionnelles. L'écrasante victoire de l'AKP à l'automne 2002 révèle le vote-sanction d'une population turque exaspérée par les scandales politico-financiers à répétition d'une élite occidentalisée coupée du pays. Alors, comment interpréter la nouvelle orientation des islamistes turcs ? S'agit-il d'une conversion sincère aux principes du pluralisme ou d'une feinte ? En réalité, les dirigeants islamistes turcs, partant du constat de l'impossibilité de changement brusque et radical de la donne politique à court et moyen terme, réévaluent en conséquence leurs objectifs à la baisse. Cela selon l'axiome : ''On ne changera pas la face du monde, mais la changer un peu, c'est déjà beaucoup''. D'autre part, comme l'a affirmé Erdogan : ''La démocratie n'est pas une fin en soi, elle est un moyen ''.
Une lecture attentive à plusieurs degrés des paroles et des actes d'Ankara s'impose donc. Le fait qu'Erdogan ait préféré scolariser ses filles aux États-Unis pour pouvoir ainsi échapper à la législation sur l'interdiction du port du voile est un exemple parmi d'autres…. En suivant toujours cette logique de contournement par le haut des institutions turques, on peut maintenant s'interroger sur les visées véritables que poursuivent les islamistes turcs en voulant à tout prix s'arrimer à l'Union européenne.

Les véritables buts des islamistes turcs
Longtemps, en effet, la mouvance islamiste turque a été très hostile à la candidature d'Ankara dans une organisation supposée être un ''club chrétien'' sous influence de ce que les islamistes turcs appellent les ''Trois Dragons'' : les missionnaires, les francsmaçons, les sionistes. L'islam politique ne devient européen que très tardivement, à la fin des années 90, après l'échec de l'expérience gouvernementale du Parti de la Prospérité, l'objectif étant d'instrumentaliser à son profit les notions de pluralisme et de droits de l'homme dont les institutions européennes se veulent garantes.
Ainsi, en 2001, le Parlement européen condamne la décision de la Cour constitutionnelle turque d'interdire le Parti de la Prospérité, décision jugée contraire aux principes de la démocratie pluraliste. Sur la même lancée, en juin 2003, la Commission européenne encourage le gouvernement Erdogan à profiter de sa majorité au parlement pour réformer la constitution turque dans un sens plus démocratique, en amoindrissant les pouvoirs du Conseil de Sécurité nationale (donc de l'Armée), pourtant le meilleur garant de la laïcité. En outre, le commissaire à l'élargissement Gunther Verughen suggère ''plus de souplesse à l'égard de l'islam et de la religion en général'', afin de se conformer aux critères de liberté religieuse en usage au Conseil de l'Europe.

La “laïcité” turque
C'est l'occasion tant attendue par l'AKP pour redéfinir la laïcité turque sous couvert du respect de la liberté de conscience. La laïcité turque, au contraire de ce que l'on pourrait croire, est passablement éloignée de notre système, puisqu'il n'existe pas de séparation véritable entre l'État et la religion, les mosquées et les imams turcs relevant du Dinayet, la Direction des Cultes. Dans ce système, qui permet un encasernement de l'islam par les instances gouvernementales - et donc son contrôle - la laïcité réside dans le fait que la Turquie ne reconnaît aucune religion d'État… Cela, bien que dans le cadre du Dinayet, l'islam sunnite hanafite soit l'unique confession reconnue officiellement par le gouvernement turc, à l'exclusion de toutes les autres (alévis, juifs, orthodoxes, chaldéens, catholiques). Aussi, les islamistes turcs, de façon très paradoxale, demandent par la voix de l'un de leurs idéologues, Mehmet Sevket Eygi, l'application d'une laïcité à la française et en appellent à l'arbitrage européen : "Dans le monde, il n'y a qu'un seul vrai pays laïc, la France. Làbas, il existe une convention entre l'Église catholique et l'État. Celui-ci fournit une aide budgétaire aux lycées administrés par l'Église, mais il ne se mêle pas de religion et n'exerce pas de pressions sur les croyants."
Tout le problème est de savoir dans quelle mesure un islam autogéré et libéré de toute tutelle étatique serait respectueux de la laïcité et n'en arriverait pas à menacer les libertés de ceux qui ne se reconnaîtraient pas en cette croyance. Est-ce une ruse des islamistes pour, dans un premier temps, bénéficier de la liberté fournie par cette laïcité, pour tenter, dans un second temps, de l'éliminer, une fois leur marge de manoeuvre accrue ?
L'autonomie dont bénéficierait l'islam turc dans le cadre de l'Union européenne impliquerait, outre une grande liberté de culte et d'organisation, que la coutume musulmane puisse être librement suivie dans des domaines où elle aboutirait fatalement à une contradiction fondamentale avec le droit civil turc, modelé sur celui des Européens, lui-même inspiré du droit romain et du christianisme. Que l'on songe, par exemple, au mariage et à la polygamie ou au seul statut de la femme.
Ce processus de rapprochement avec l'Occident - qui était l'essence même de la république kémaliste - est paradoxalement en train de mettre en question les acquis de la politique d'Atatürk. Toute l'habilité d'Erdogan et des dirigeants de l'AKP est de profiter des réformes de Bruxelles pour désarticuler les institutions républicaines. Par ce biais, on assiste à un délitement du pouvoir de l'armée et une ré-islamisation rampante de la société.
[…] Totalement ignorants des réalités, les technocrates bruxellois sont en train de détruire les institutions qui avaient permis justement à la Turquie de s'occidentaliser. Et après, ce sont les mêmes qui accusent les opposants à l'entrée dans l'Union européenne de vouloir rejeter les Turcs dans le fondamentalisme ! [...]

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