Le sort méconnu des Juifs de Tunisie



Bizerte, quai Amiral Ponté en 1936.
Photo: DR , JPost

Par LAURE WYBIER


De novembre 1942 à avril 1943, la Tunisie, alors sous protectorat français, est occupée par l'Allemagne nazie. Pendant cette période, les Juifs tunisiens sont persécutés par l'envahisseur, avec la complicité des autorités françaises du régime de Vichy. Les membres de la communauté juive de Tunisie, déjà discriminés et humiliés par les lois antisémites du gouvernement Pétain depuis 1940, sont alors raflés, triés puis forcés au travail dans des camps aux conditions de vie proches sinon similaires à celles des camps de concentration d'Europe de l'Est.

Les conséquences de l'ignorance

Plusieurs raisons expliquent la lacune historiographique sur les Juifs de Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale. D'abord, le manque de sources, tant écrites qu'orales, sur les camps de Tunisie, limite le travail de recherche. Il faut savoir qu'une forte censure de la presse a été mise en place dès novembre 1942, date qui correspond à l'arrivée dans ce protectorat français du représentant du maréchal Pétain, Georges Guilbaud. Tous les journaux sont interdits, pour ne publier plus qu'un seul quotidien en français.

Tunis Journal n'a qu'un objectif : faire la propagande du succès tant politique que militaire des forces du IIIe Reich, quitte à déformer la réalité. Conséquence : aujourd'hui, le nombre de documents écrits sur la période d'occupation allemande est réduit, puisque ni la population locale et encore moins à la communauté juive, ne pouvaient témoigner sur la situation des travailleurs internés dans les camps du pays. Des camps situés loin des regards curieux du reste de la population, si bien que les habitants n'avaient pas connaissance du sort qui y était réservé aux Juifs pendant les six mois d'occupation allemande. Certes, il y en a bien eu quelques-uns qui savaient, mais, par peur de représailles, ou par désintérêt, ils se sont tus.

D'autre part, dans les années qui suivent la fin du conflit mondial, les Juifs tunisiens commencent à émigrer massivement, vers la France ou Israël. Ce mouvement migratoire, accentué à partir de 1956 avec la décolonisation et la reprise du pays par les Tunisiens musulmans, a contribué à la dispersion de la communauté juive tunisienne, ce qui rendra difficile la récolte d'informations et de témoignages sur la question de la Shoah en Tunisie. Aujourd'hui, le travail de recherche est encore plus ardu à accomplir puisque la plupart des survivants ne sont plus de ce monde. En ce qui concerne les Juifs qui ont décidé de rester en Tunisie après la guerre, d'autres problèmes viennent occuper leurs esprits, comme les relations franco-tunisiennes de plus en plus tendues, première alerte qui devait annoncer l'indépendance de la petite colonie française une dizaine d'années plus tard. Le dernier élément - et non des moindres - qui permet d'expliquer la carence d'ouvrages sur la Shoah et les Juifs de Tunisie dans l'historiographie réside dans la propre ignorance de ces derniers du sort de leurs coreligionnaires européens. En effet, quand en 1945 la communauté juive de Tunisie prend conscience du génocide des Juifs d'Europe et de la Solution finale, elle a le réflexe de taire ses propres souffrances devant l'étendue de l'horreur qui s'est déroulée en Europe de l'Est car elle estime, en comparaison, avoir été préservée.

Vichy en Tunisie

Car la phase ultime du projet hitlérien, celle de la Solution finale, n'a pas été appliquée en Tunisie. Les importantes opérations militaires entre les forces de l'Axe et les Alliés, les diverses luttes d'influence politique, le problème de transport engendré par l'isolement géographique du pays sur la carte d'Afrique du Nord, loin de l'Europe, sont autant de facteurs qui ont permis d'empêcher la déportation et l'extermination de la communauté juive tunisienne dans les camps de la mort allemands ou polonais.

A l'exception d'une fois, en avril 1943, où les nazis ont organisé par voie aérienne la déportation de Juifs de Tunisie vers des camps de concentration en Europe. Dix-sept personnes n'en sont jamais revenues. Parmi elles l'idole de la jeunesse tunisienne, Young Pérès, champion du monde de boxe en catégorie poids mouche.

Si les Juifs tunisiens ne vivent pas dans l'angoisse de la déportation, ils subissent pourtant les mêmes lois antijuives que celles appliquées à leurs frères de l'Hexagone (numerus clausus dans la fonction publique et les professions libérales, interdiction pour les médecins juifs de traiter des patients non juifs, dissolution des institutions juives, etc.).
En octobre 1940, après la défaite française, lorsque le maréchal Pétain édicte les premières mesures discriminatoires, il n'oublie pas, dans l'article 9 du décret, de les étendre à tout protectorat français, et donc à la Tunisie. Le 30 novembre, Ahmed II le Bey de Tunis (la Tunisie était une monarchie dont le Bey était le souverain) signe donc le premier décret beylical.

Les lois s'appliquent "à tout israélite tunisien comme à toute personne non tunisienne issue de trois grands-parents de race juive ou à deux grands-parents de même race si le conjoint est lui-même juif", explique l'article 2 du document. En juin et novembre 1941, puis en mars 1942, de nouvelles lois antisémites s'ajoutent par décret aux précédentes, avec le but d'"éliminer l'influence juive sur l'économie" de tous les secteurs d'activité. Les autorités françaises procèdent à un recensement des Juifs et de leurs biens qui seront saisis par la suite, et soumet la communauté juive à des amendes pécuniaires très élevées. Les Juifs de Tunisie sont alors recensés, leurs biens et leurs entreprises saisis. Mais seuls ceux de Sousse et de Sfax seront contraints de porter l'étoile jaune. Des humiliations qui devaient annoncer les persécutions nazies.

Six mois de terreur à Tunis

Peu de temps après leur arrivée, les nazis établissent un climat de terreur en Tunisie, en procédant à l'arrestation de 100 Juifs dans la Grande synagogue de Tunis et aux abords de l'école de l'Alliance israélite universelle. Des otages qui seront fusillés si la population juive ne répondait pas aux exigences allemandes.
Parallèlement, les nazis procèdent aux premières rafles au sein de la communauté juive. Une façon de réquisitionner de la main-d'œuvre "dans le cadre du STO (Service de travail obligatoire)" pour aller travailler dans les camps de la banlieue de Tunis - El Aouina ou le Belvédère - ou plus au nord, au port de Bizerte ou à Mateur. Dans un premier temps, ces rafles ont lieu fréquemment et concernent l'ensemble de la population juive.

Quand les troupes allemandes ne se postent pas avec un camion devant un immeuble en appelant tous les résidents juifs - hommes, femmes et enfants - à sortir dans la panique, elles procèdent à des contrôles d'identité dans la rue, les cafés, les cinémas, partout, comme le confirme Jules Taïeb, qui vivait à Tunis pendant la Shoah : "Je passais mes journées au cinéma pour me protéger des rafles éventuelles. L'hôtesse qui plaçait les spectateurs me signalait s'il y en avait une, je me réfugiais alors aux toilettes jusqu'à ce qu'elle me prévienne que le danger était passé. Alors, je pouvais sortir."
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Rapidement, le Grand conseil, en les personnes de son président Moïse Borgel et d'un de ses membres Paul Ghez, parvient à limiter ces arrestations en négociant avec l'occupant allemand et en lui proposant de fournir le nombre d'hommes destinés au travail forcé dans les camps. Les objectifs sont nombreux : faire revenir les vieillards, les femmes et les enfants pris lors des premières rafles, remplacer les travailleurs les plus épuisés par d'autres et améliorer les conditions sanitaires dans les camps grâce à un ravitaillement de médicaments financés par la communauté. Une façon aussi de limiter les rafles aveugles. La communauté juive de Tunisie finançait ainsi entièrement les camps et assurait les besoins des Juifs internés. Tant que le Grand conseil fournissait le nombre de travailleurs juifs requis par les autorités allemandes, les arrestations étaient interrompues. Mais dès que la communauté ne pouvait plus satisfaire aux exigences nazies, les rafles étaient remises à l'ordre du jour.

Au total, les historiens avancent le nombre de 5 000 Juifs internés dans les camps en Tunisie, en général des hommes âgés de 15 à 45 ans. Les conditions de vie y sont très difficiles : travail physique exténuant, punitions corporelles, manque de nourriture, conditions sanitaires très mauvaises, maladies... Une soixantaine de personnes y trouveront la mort. Les internés y effectuent des travaux de terrassement sur un terrain militaire, ou participent aux déchargements et aux réparations du matériel de l'armée allemande à la suite des bombardements alliés. A la libération des camps, en avril 1943, lors de la débâcle allemande devant le débarquement des troupes anglaises et américaines en Tunisie, les travailleurs reviennent en très mauvais état, "remplis de poux et malades de la gale" (cf. témoignage ci-contre).

Plusieurs moyens ont été envisagés par les forces allemandes pour éliminer la population juive de Tunisie. Par fusillade, d'abord. Mais le manque de personnel SS mis à disposition pour ce plan oriente les Allemands vers d'autres solutions. Parmi celles-ci : pousser la population musulmane au pogrom. Une tentative qui échouera grâce à l'intervention de dignitaires tunisiens. Ainsi, même si la déportation massive et la Solution finale n'ont pas été appliquées en Tunisie, les persécutions subies par sa population juive pendant la Seconde Guerre mondiale s'insèrent bien dans un tout, celui de la volonté des nazis d'anéantir les Juifs de la surface du globe.

"Ils nous ont obligés à travailler vite et dur"

Témoignage d'un Juif tunisien réquisitionné par l'armée allemande comme travailleur forcé dans les camps de Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale.

"J'avais 18 ans lorsque les Allemands, accompagnés d'un policier français, se sont présentés dans notre immeuble avec une liste à l'appui, et ont appelé tous les jeunes Juifs qui y habitaient. Je me suis présenté, comme tous les autres. Ils nous ont emmenés dans une caserne française hors de Tunis, du côté de Bardo, et là-bas, ils nous ont triés. Le groupe dont je faisais partie a été envoyé à Djebel-Oust, sur la route de Jagouane. Là, nous sommes restés quinze jours dans une écurie de chameaux, la nuit nous dormions sur de la paille, il faisait très froid et nous n'avions pas de quoi nous couvrir. Le lendemain matin, ils nous ont demandé de creuser des tranchées sur une jonction de 2 à 3 km, la boue rouge était graisseuse et ils nous obligeaient à travailler vite et dur.

Avant d'arriver à l'écurie, nous avons traversé un terrain labouré, et là-bas, j'ai perdu mes souliers dans la boue. Les soldats allemands ne m'ont pas permis de les récupérer. J'ai dû envelopper mes pieds dans des bouts de chiffons et des papiers trouvés sur la route. Après quinze jours de travail forcé, je suis retourné à Tunis, avec une forte diarrhée. Au bout d'une semaine de repos à la maison, les soldats allemands sont revenus me chercher pour m'envoyer au port de Bizerte décharger les munitions, toutes les marchandises et les produits dont les Allemands avaient besoin. J'étais à la caserne Philibert.

J'ai travaillé au déchargement des bateaux et au déblaiement des routes et des maisons bombardées par l'aviation américaine et anglaise. J'ai été libéré cinq plus tard, vers le 7 mai 1943, à l'arrivée de l'armée anglaise et de l'armée américaine, commandée par le général Clark.
J'étais rempli de poux et je souffrais de la gale. Je me suis enfui par mes propres moyens pour rentrer à Tunis et me faire soigner par le Dr Roger Tibi, qui m'avait soigné au camp de concentration de Bizerte, et qui est lui aussi arrivé quelques jours plus tard à Tunis (...)"


Tiré des Mémoires de la Seconde Guerre mondiale en Tunisie - Club d'histoire du lycée Pierre-Mendès-France de Tunis

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