Newsweek : "La bataille de l'espionnage"


John Ashcroft (AP)


Les juristes du Département de la Justice se sont opposés au Président Bush sur son programme d’espionnage — mais pas pour les raisons que l’on suppose.


C’est un épisode sinistrement représentatif de l’administration Bush. En mars 2004, deux des plus proches conseillers du président se précipitent dans une chambre d’un hôpital de Washington, et se retrouvent face à face avec un John Ashcroft ("ministre de la Justice" de l’administration Bush, ndt) cloué au lit.

Andy Card, directeur de cabinet de la Maison Blanche, et le juriste Alberto Gonzales sont chargés d’obtenir de l’Attorney General qu’il reconduise un programme d’espionnage intérieur à grande échelle, qui doit bientôt expirer. Mais d’autres visiteurs se pressent bientôt dans la chambre : l’adjoint de John Ashcroft, James Comey, rejoint par le directeur du FBI, Robert Mueller, qui font barrage autour du lit d’Ashcroft afin d’empêcher les envoyés de la Maison Blanche de faire signer contre sa volonté leur collègue, encore sonné par l’anesthésie. L’Attorney General, hospitalisé pour une atteinte rare du pancréas qui le fait atrocement souffrir se dresse dans son lit, rassemble le peu de forces qui lui reste, et déclare fermement aux émissaires du président qu’il ne signera pas les documents.

Les faucons de la Maison Blanche joueront une dernière carte — obtenir du Président une reconduction du programme, en vertu de son statut de chef des armées. Mais en fin de compte, à l’approche des élections, et face à la menace d’une démission collective des cadres du Département de la Justice, qui se refusent à appliquer des ordres jugés illégaux, Bush doit céder. Les rebelles l’ont emporté.

L’histoire ne s’arrête pas là, car en dépit des concessions accordées aux rebelles, Bush a laissé d’autres aspects du programme tels quels. Les écoutes des communications téléphoniques et électroniques entre les Etats-Unis et l’étranger se poursuivent, hors de toute autorisation de justice, deux ans après les révélations par le New York Times sur l’existence de ce programme secret de surveillance, et malgré la colère du congrès et des défenseurs des libertés civiles. On a beaucoup écrit sur la mutinerie du Département de la Justice, évoquée notamment dans le livre-événement de Barton Gellman, "Angler". Reste un mystère : qu’est-ce qui posait problème aux rebelles du Département de la Justice, qu'a du lâcher George Bush pour les apaiser, et qu’a-t-on annulé, précisément ?

Deux sources dignes de confiance ont indiqué à Newsweek que le conflit a pris sa source dans une partie du programme d’espionnage du Président Bush, sans rapport avec les écoutes de suspects identifiés. En fait, Comey et consorts ont menacé de démissionner en raison du caractère massif et sans distinction de la collecte des données. Ces sources, qui refusent d’être nommées, évoquent un système qui a permis à la NSA (National Security Agency) d'archiver, avec l’aide des principales compagnies de télécommunications du pays, la liste des appels et courriers électroniques de dizaines de millions d’Américains moyens entre septembre 2001 et mars 2004. Un programme secret baptisé "Stellar Wind" ("le vent des étoiles" ndt), bien qu’il fût simplement évoqué au téléphone par les responsables sous le nom de "SW" (la NSA indique qu’elle n’a "ni informations ni commentaires" à fournir sur le sujet. Un porte-parole du Département de la Justice a également refusé de s’exprimer).

Les puissants ordinateurs de la NSA ont ainsi engrangé d’énormes quantités de "métadonnées": les numéros de téléphone des appelants et de leurs correspondants aux Etats-Unis, ainsi que l’heure et la durée des appels. Étaient également archivés le sujet des courriers électroniques, leur date d’envoi et les adresses respectives de l’expéditeur et du destinataire. On a estimé que la quantité de données que la NSA pouvait aspirer en temps réel ou presque était équivalente à un quart de l’Encyclopaedia Britannica, à chaque seconde (selon les sources, le contenu des appels et des courriers électroniques n’étaient pas archivés). Ces métadonnées étaient ensuite analysées par la NSA, à l’aide de puissants algorithmes de profilage et de détection des liens pouvant suggérer une activité terroriste.
Le programme avait été mis en place avec la bénédiction de John Yoo, un juriste ultraconservateur du service de conseil juridique du Département de la Justice. Proche des plus "durs" parmi les juristes de la Maison Blanche, Yoo travaillait en étroite collaboration avec David Addington, juriste du vice-président Dick Cheney (Addington est aujourd’hui directeur de cabinet de Cheney). En 2003, Yoo étant passé à autre chose, le nouveau patron du service de conseil juridique, Jack Goldsmith constatait en examinant son travail que l’argumentation juridique de Yoo légitimant le programme ne tenait pas. Son raisonnement se fondait sur un aspect incroyablement complexe de la législation fédérale, mais pour résumer son analyse, l’archivage et la transmission numérique systématique d’énormes quantités de messages électroniques et de conversations téléphoniques constitue une "surveillance électronique" au sens de la loi dite "Foreign Intelligence Surveillance Act", qui gouverne l’espionnage sur le territoire national dans les affaires de sécurité nationale. Cette législation exige comme préalable à cette surveillance un mandat émis par une cour de justice. En conséquence, le programme était illégal. Les juristes de la Maison Blanche tentèrent de répliquer qu’en vertu de ses attributions constitutionnelles de chef des armées, l’autorité du Président Bush l’emportait sur la loi FISA. Argument rejeté par Goldsmith et ses collègues, qui finirent par gagner. Quelques jours après l’épisode de l’hôpital, Bush mettait fin au programme de collecte de données et à l’analyse des données déjà archivées (on ne sait pas si l’administration a depuis trouvé une nouvelle justification légale pour reprendre certaines de ces activités).

Cette version des événements peut aider à comprendre les motivations qui ont poussé des juristes fidèlement Républicains comme Comey à s’opposer à leur président Républicain. Les juristes du Département de la Justice ne hurlaient pas à l’idée d’une invasion orwellienne de la vie privée de leurs concitoyens. En dépit du consensus sur l’illégalité du programme qui prévalait chez les mutins, certains soutenaient le but recherché, d’autres doutant au contraire de son efficacité. Mais, "au bout du compte, l’affrontement portait bien sur un point de droit, pas sur une question de politique" déclare un des protagonistes. "Il s’agissait strictement de préserver l’autorité de la loi, hors de toute autre considération, préservation des libertés civiles ou autres."
Cette mutinerie gouvernementale, l’une des plus significatives de l’histoire récente, sera peut-être commémorée comme un épisode héroïque par les défenseurs des libertés civiles. Mais les mutins étaient des conservateurs qui étaient d’autre part parfaitement disposés (ils l’ont prouvé) à approuver des politiques très contestables pour bien des Américains. Mais pas au point de transgresser la loi. Et voilà pourquoi les hommes du Président, par un beau soir de mars, se sont retrouvés au chevet de John Ashcroft.

Par Daniel Klaidman

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