Europe ou Eurabia ?

Par Daniel Pipes

L’avenir de l’Europe est en jeu. Deviendra-t-elle une « Eurabia », une partie du monde musulman ? Restera-t-elle l’unité culturelle qu’elle a été au cours du dernier millénaire ? Ou assisterons-nous à une synthèse créative de deux civilisations ?

La réponse a cette question est d’une importance majeure. L’Europe ne constitue guère que 7% des terres émergées mais pendant 500 ans, de 1450 à 1950, avec des hauts et des bas, elle a été le moteur de l’évolution du monde. La forme que revêtira son évolution future influencera l’humanité entière, et tout particulièrement les pays qui lui sont affiliés, tels que l’Australie, qui continue d’entretenir des liens étroits et importants avec le vieux continent.

Je distingue trois voies possibles pour l’Europe : la domination musulmane, le rejet des Musulmans ou l’intégration harmonieuse.

(1) La domination musulmane paraît inévitable à certains analystes. Oriana Fallaci trouvait que « l’Europe se transforme toujours davantage en une province de l’Islam, une colonie de l’Islam ». Mark Steyn avance que la majeure partie du monde occidental « ne survivra pas au XXIe siècle et une grande partie, dont la plupart sinon la totalité des pays européens, disparaîtra pendant notre génération ». Ces auteurs mettent l’accent sur trois facteurs conduisant à l’islamisation de l’Europe : la foi, la démographie et le patrimoine culturel.

La laïcité prédominante en Europe, notamment au sein des élites, produit un certain éloignement de la tradition chrétienne, une désertion des bancs d’église et une fascination envers l’Islam. À l’opposé, les Musulmans affichent une grande ferveur religieuse qui se traduit par des sentiments djihadistes, un certain suprématisme envers les non-Musulmans et un espoir de voir l’Europe se convertir à l’Islam.

Le contraste en matière de foi a également des effets démographiques : les Chrétiens ont en moyenne 1,4 enfant par femme, soit un tiers de moins que le nombre nécessaire au maintien de leur population, tandis que les Musulmans profitent de taux de fertilité très supérieurs, bien qu’en voie de fléchissement. Ainsi, Amsterdam et Rotterdam devraient être les premières grandes villes à majorité musulmanes d’Europe en 2015. La Russie pourrait devenir un pays majoritairement musulman en 2050. Pour financer ses plans de retraite, l’Europe a besoin de millions d’immigrants et ceux-ci tendent à être très majoritairement musulmans en raison de la proximité géographique, des liens coloniaux et des troubles qui agitent les pays à majorité musulmane.
De plus, de nombreux Européens ont perdu le goût de leur histoire, de leur mode de vie et de leurs coutumes. Le sentiment de culpabilité causé par le fascisme, le racisme et l’impérialisme donne à un grand nombre d’entre eux le sentiment que leur propre culture a moins de valeur que celle des immigrants. Cet autodénigrement a des implications directes pour les immigrants musulmans, car si les Européens délaissent leurs propres usages, pourquoi les Musulmans les adopteraient-ils ? Ajoutée aux réticences musulmanes envers tout ce qui est occidental, surtout en ce qui concerne la sexualité, cette situation a pour corollaire une forte résistance des populations musulmanes à l’assimilation.

La logique de cette première voie conduit l’Europe à devenir une extension de l’Afrique du Nord.



(2) Mais la première voie n’est pas inévitable. Des Européens de souche pourraient y résister et, comme ils composent 95% de la population du continent, ils peuvent à tout moment reprendre le contrôle de la situation s’ils s’aperçoivent que les Musulmans menacent le style de vie qu’ils affectionnent.

Les effets de cette impulsion sont déjà visibles dans la législation française anti-hijab ou dans Fitna, le film de Geert Wilders. Les partis anti-immigrants gagnent en vigueur ; un embryon de mouvement nativiste prend forme aux quatre coins de l’Europe, à mesure que les partis politiques opposés à l’immigration se focalisent toujours davantage sur l’Islam et les Musulmans. Parmi ces partis, on peut citer le British National Party, le Vlaamse Belang (Intérêt flamand) de Belgique, le Front National français, le Freiheitliche Partei (Parti de la liberté) d’Autriche, le Partij voor de Vrijheid (Parti pour la liberté) des Pays-Bas, le Dansk Folkeparti (Parti populaire) danois et les Sverigedemokraterna (Démocrates) suédois.

Ils vont probablement continuer de gagner de l’influence, à mesure que l’immigration enflera encore davantage et que les partis du courant dominant devront reprendre à leur compte leur message anti-islamique. Si les partis nationalistes gagnent en puissance, ils s’attacheront certainement à rejeter le multiculturalisme, freiner l’immigration, encourager le renvoi des immigrants, soutenir les institutions chrétiennes, augmenter les taux de fertilité des Européens et, d’une manière générale, à restaurer les usages traditionnels.

Les Musulmans, sans doute, s’en alarmeront. L’auteur américain Ralph Peters esquisse ainsi un scénario dans lequel les « navires de l’US Navy sont à l’ancre et les Marines sont descendus à terre à Brest, à Bremerhaven ou à Bari pour garantir l’évacuation des Musulmans d’Europe ». Peters conclut qu’en raison de « l’inguérissable méchanceté » des Européens, « les jours [des Musulmans] y sont comptés ». Les Européens ont « perfectionné le génocide et le nettoyage ethnique » et les Musulmans, dans sa vision des choses, « auront de la chance s’ils ne sont que déportés » et pas éliminés. De fait, les Musulmans s’inquiètent de subir un tel sort ; depuis les années 1980, ils parlent ouvertement de Musulmans qu’on pourrait envoyer dans des chambres à gaz.
On ne peut pas exclure que des Européens de souche commettent des actes de violence, mais il est plus vraisemblable que les efforts nationalistes resteront plus pondérés ; si quelqu’un doit user de violence, il est plus probable que ce seront les Musulmans. Ils ont déjà perpétré de nombreux actes de violence et semblent brûler d’en commettre d’autres. Des sondages indiquent par exemple que quelque 5% des Musulmans britanniques approuvent les attentats à la bombe du 7 juillet. Bref, un sursaut des Européens provoquerait probablement des troubles civils constants, voire une version plus sanglante des émeutes de l’automne 2005 en France.

(3) Dans l’idéal, les Européens de souche et les immigrants musulmans devraient trouver un moyen de vivre en harmonie, de créer une nouvelle synthèse. Cette vision idéaliste est soutenue par une étude réalisée en 1991 par Jeanne-Hélène Kaltenbach et Pierre Patrick Kaltenbach et intitulée La France, une chance pour l’Islam. Cet optimisme reste généralement de rigueur, comme le soutenait notamment un grand papier de l’Economist, en 2006, concluant que, du moins pour l’instant, la perspective d’Eurabia était « de l’alarmisme ».

C’est toujours le point de vue de la majorité des politiciens, des journalistes et des universitaires, mais il a peu d’ancrage dans la réalité. Oui, les Européens de souche pourraient redécouvrir leur foi chrétienne, faire plus d’enfants et retrouver le goût de leur patrimoine culturel. Oui, ils pourraient encourager une immigration non musulmane et intégrer les Musulmans qui vivent déjà en Europe. Oui, les Musulmans pourraient accepter l’Europe historique. Mais ces évolutions non seulement ne sont pas en cours, mais leurs chances semblent bien compromises. Ainsi, les jeunes Musulmans, surtout, nourrissent des ressentiments et des ambitions opposées à celles de leurs voisins.

On peut donc pratiquement éliminer l’éventualité de voir les Musulmans accepter l’Europe historique et s’y intégrer. Le chroniqueur américain Dennis Prager est de cet avis : « Il est difficile d’imaginer un quelconque autre scénario pour l’Europe occidentale que son islamisation ou sa plongée dans la guerre civile. »
Mais laquelle de ces deux voies le continent prendra-t-il ? Les pronostics sont délicats, car la crise n’a pas encore éclaté. Mais elle pourrait être proche. L’évolution du continent pourrait se clarifier à l’horizon de la prochaine décennie, à mesure que les relations entre l’Europe et les Musulmans prennent forme.

Toute prévision est également rendue extrêmement hasardeuse par la nature sans précédent de la situation européenne. Jamais dans l’histoire on n’a vu une civilisation majeure se laisser disparaître pacifiquement et jamais un peuple ne s’est dressé pour revendiquer son patrimoine. Les circonstances uniques de la situation de l’Europe en compliquent la compréhension, incitent à en négliger certains aspects et rendent pratiquement impossible d’en prévoir l’évolution. Avec l’Europe, nous entrons tous en terra incognita.

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