Qui a peur d'Abdullah Gül?


"On changera définitivement le système laïc. La République vit ses derniers temps". Abdullah Gül, actuel président de la République turque.
Par Nükte V. Ortaq

Abdullah Gül a été élu mardi 28 août président de la Turquie, malgré l'hostilité des kémalistes, mais aussi de l'armée. Le nouveau président a d'ailleurs été fraîchement accueilli lors d'une cérémonie organisée mercredi à l'hôpital militaire d'Ankara.

Comment un homme aux manières si rondes peut-il inspirer des sentiments si contradictoires? Au printemps dernier, en Turquie, son nom était conspué lors des manifestations monstres pour la défense de la laïcité. En juillet, pendant la campagne pour les législatives, il était acclamé par la foule, au contraire, lors des meetings de son parti.
Les pouvoirs du président

En Turquie, les pouvoirs du président sont réduits par rapport à ceux de son homologue français, mais supérieurs à ceux du président allemand. Le premier chef de l'Etat moderne, en 1923, fut le fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk. Depuis lors, la fonction présidentielle a toujours été convoitée par les grands hommes politiques, comme Turgut Özal. Le président peut opposer - une fois - son veto à une loi qui lui est présentée. S'il le juge nécessaire, il peut faire appel à la Cour constitutionnelle. C'est lui, surtout, qui désigne les membres des hautes instances de la justice et qui nomme les recteurs d'université. Ce sont ces cercles, très liés aux valeurs laïques, qui se sont jusqu'à maintenant opposés au pouvoir actuel. Pendant ses sept années de mandat, le président sortant, Ahmet Necdet Sezer, a exercé une opposition ferme au gouvernement musulman-conservateur. Il a bloqué la nomination de nombreux bureaucrates présentés par le gouvernement. Abdullah Gül s'était emporté récemment en disant qu'il ne lui restait «plus de diplomates» à nommer aux fonctions d'ambassadeur. Le président est également chef des armées.
Aujourd'hui, Abdullah Gül s'installe à la présidence de la République turque après avoir trébuché, en avril, sur les écueils semés par la haute administration et l'armée. Pour la première fois, un homme issu de la mouvance islamiste semblait en passe d'être élu, en début de semaine, dans le fauteuil de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la république laïque.

Sa victoire est aussi une forme de revanche personnelle pour celui que le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, désigne comme son "frère". Ces deux-là sont des amis de trente ans et, depuis le milieu des années 1990, ils forment un duo que les épreuves de la course au pouvoir n'ont jamais mis à mal. Dans une sorte de relais permanent, Erdogan et Gül ont échangé titres et fonctions, comme si, entre eux, il n'existait ni concurrence ni jalousie. Le premier, orateur hors de pair, aime occuper le devant de la scène, où il fait preuve de punch. Le second, à l'inverse, est un organisateur, adepte de la négociation; à l'image de son physique, il sait être onctueux.

L'acte fondateur de ce tandem est la candidature de Gül, en 2000, à la présidence du Parti de la vertu. A l'époque, la justice interdit à Erdogan de faire de la politique et Gül se présente devant les délégués du parti islamiste afin de réunir sur son nom les voix du courant réformateur. S'il ne parvient pas, lors du congrès, à se faire élire, il a néanmoins le courage de s'opposer au candidat choisi par le vieux leader historique et charismatique, Necmettin Erbakan. Renonçant à changer de l'intérieur une formation religieuse et conservatrice ankylosée, les partisans de la réforme - emmenés par Gül et Erdogan, le très populaire maire d'Istanbul entre 1994 et 1999 - créent alors un nouvel ensemble, le Parti de la justice et du développement (AKP). Ce dernier remporte une victoire écrasante lors des législatives de 2002, et Erdogan - chef de parti, mais toujours interdit de politique - désigne aussitôt Gül au poste de Premier ministre. En mars de l'année suivante, Gül peut enfin céder son fauteuil de chef du gouvernement à Erdogan, qui lui confie à son tour les clefs du ministère des Affaires étrangères. Un poste qu'il occupe pendant quatre ans et demi.

Diplômé en gestion de l'université d'Istanbul, Abdullah Gül est un habitué de la scène internationale. Outre les deux années passées en Grande-Bretagne pour les besoins de son doctorat, il a travaillé pendant huit ans à la direction de la Banque islamique de développement, à Djedda (Arabie saoudite), avant de rentrer en Turquie, en 1991, lors de son élection comme député de Kayseri, une grande ville industrielle du centre de l'Anatolie. Cette cité dont il est originaire, et où vit encore son père, un pieux vieillard à la barbe blanche, a été passée à la loupe par un centre d'analyse, l'Initiative européenne pour la stabilité (ESI); les auteurs du rapport y décrivent l'éclosion d'une éthique comparable au calvinisme: "D'une façon ou d'une autre, il semble bien qu'une nouvelle génération en Anatolie centrale a fait sa propre paix avec la modernité," soulignent-ils (1). Rigorisme, travail, piété, réussite: les valeurs fondamentales de la ville sont bien celles qui semblent animer le président. D’un naturel souriant, Gül est réputé, aussi, pour sa politesse extrême: selon Ahmet Sever, son principal conseiller, il ne se départit jamais de son calme.

Les deux hommes ont fait connaissance à Bruxelles, à l'époque où Gül représentait la Turquieau Conseil de l'Europe. C'est là que Gül a déclenché un tonnerre d'applaudissements, lors de son premier discours en tant que ministre des Affaires étrangères, quand il déclara: «J'ai été éduqué ici, dans cette école des droits de l'homme...» L'ex-chef de la diplomatie a joué un rôle moteur dans le rapprochement entre la Turquie et l'Union européenne.

Une première dame voilée, au grand dam des kémalistes
En quoi un tel homme peut-il effrayer? Ceux qui voient dans la victoire de l'AKP un péril pour la laïcité évoquent sa jeunesse de militant islamiste. Ils montrent du doigt, surtout, le voile que porte son épouse. Mariée à 15 ans, Hayrunnisa Gül compte de nombreuses amies qui ne portent pas le voile: «Je me couvre la tête, pas le cerveau», répond-elle aux critiques. Son mari, lui, affirme respecter ses choix et sa liberté individuelle. Hayrunnisa Gül, mère de trois enfants, a attaqué son propre pays devant la Cour européenne des droits de l'homme parce qu'elle ne pouvait aller à l'université avec son foulard, quitte à retirer sa plainte lorsque son mari fut nommé ministre des Affaires étrangères. Déjà, les généraux et les membres de l'opposition parlementaire kémaliste ont averti qu'ils ne participeraient pas aux réceptions données au palais présidentiel de Çankaya si l'épouse du chef de l'Etat s'y présente voilée. Depuis quatre ans, les membres du gouvernement AKP participent sans leurs épouses aux réceptions de Çankaya...

Pour Gül, toutefois, le vrai danger pourrait bien venir d'où il ne l'attend pas. Appelé, par sa fonction, à la neutralité, il risque de se retrouver rapidement en porte à faux avec Erdogan, son "frère" de toujours. Car la complicité entre les deux hommes pourrait rapidement se transformer en rivalité politique. "On n'entre pas dans le hammam sans suer", dit le proverbe turc.
"Un homme conciliant"
Chercheur et journaliste, Rusen Çakir est un spécialiste de la mouvance islamiste en Turquie.

L'opposition entre laïques et religieux va- t-elle se renforcer?
Ce sera une période difficile. Depuis quatre ans, laïques militants et islamistes jouaient au chat et à la souris. Il faudrait maintenant qu'ils s'entendent. Gül vient d'un mouvement islamiste élitiste, mais il a toujours su maintenir le lien avec les milieux populaires. Gül à Çankaya, c'est la chance de voir les islamistes turcs intérioriser complètement la laïcité. Mais, si les groupes kémalistes multiplient les provocations, même si Gül reste coi, sa base risque de se révolter. Beaucoup de choses dépendront des capacités du nouveau président. Jusqu'alors, il est apparu comme un homme conciliant et transparent.
Cherche-t-il, sans le dire, à rapprocher la Turquie d'un modèle islamiste?
Le soutien inconditionnel qu'il a donné au processus d'intégration à l'UE prouve qu'il n'a pas d' «agenda caché». A mon sens, la métamorphose de Gül et des cadres de l'AKP, ces dernières années, c'est la plus grande victoire du kémalisme.

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