Décidément le « 93 » est un nombre bien difficile à porter. Et pas seulement pour les habitants de Seine-Saint-Denis. Même dans les beaux quartiers parisiens, c’est un chiffre honni. Réunis lundi soir en conseil d’arrondissement, les élus du XVIe ont en effet eu la curieuse idée d’adopter un vœu pour rebaptiser le 93 rue Lauriston en « 91 bis ».
Anecdotique ? Pas vraiment. Durant l'Occupation, l'immeuble du 93 rue Lauriston a abrité les très zélés membres de la Gestapo française. Un passé que certains aimeraient bien oublier. A commencer par l’actuel locataire des lieux : la Chambre de commerce franco-arabe. C’est d’ailleurs son président, un certain Hervé de Charette (en photo plus bas), qui a soufflé l’idée de ce vote aux élus du très chic XVIe.
L’ancien ministre des Affaires étrangères d’Alain Juppé et actuel député de Maine-et-Loire n’a pas donné suite à nos demandes d’interview (1), mais dans l’édition locale du Parisien il s'explique sur sa volonté de remiser aux oubliettes ce sombre épisode de l’Histoire de France : « Le passé de l’adresse m’a tout de suite embarrassé, surtout que je suis responsable d’un organisme franco-arabe (sic). Ma requête partait d’une bonne intention : faire disparaître l’adresse de la honte. Je ne pensais pas déclencher cette controverse. » Et d'ajouter : « Si l’adresse n’est pas modifiée, on déménage. »
« Bonne intention » ou pas, c’est trop tard : « controverse », il y a. Jusque dans les rangs des élus du XVIe. Huit conseillers se sont judicieusement abstenus de voter en faveur d’une décision qui vise à « ne pas faire peser sur les actuels et futurs domiciliés le poids de ce passé monstrueux » ! Parmi eux, des proches du maire d’arrondissement, l’UMP Claude Goasguen. Du coup, ce dernier est bien embarrassé. Comme l’explique une responsable de son cabinet, il ne sait plus quoi penser de ce « sujet sensible » : « Il n’est ni pour ni contre. » Et comme il ne veut surtout pas créer une polémique en tranchant, l’homme a décidé de ne pas soumettre le texte à l’approbation du Conseil de Paris lundi prochain (mais « il ne faut jamais dire jamais », explique-t-on encore du côté de son cabinet). En attendant, Claude Goasguen a décidé d’ouvrir le débat sur son blog. Mais pour l'heure, ça ne se bouscule pas vraiment au portillon pour dire à quel point cette décision est absurde. Et pourtant elle l’est.
Tout autant d’ailleurs que la proposition de loi de Gérard Charasse de février 2003 qui visait à utiliser l’expression « dictature de Pétain » en lieu et place de toute autre expression faisant référence à la ville de Vichy. L’article 4 de ce qui n’est fort heureusement resté qu’un projet de loi vaut quand même le détour : « Est considérée comme une imputation portant atteinte à l'honneur ou à la réputation, (…) toute appellation tendant à assimiler le nom de la ville ou de ses habitants à des comportements de trahison, de capitulation ou d'outrage au régime républicain » !
Le XVIe : « C’est l’arrondissement de l’Occupation » !
« Absurde », c’est également l’adjectif qu’utilise Cécile Desprairies pour qualifier cette décision des élus du XVIe. La rue Lauriston, elle connaît : elle y est née. Ce n’est cependant pas ce hasard qui fait de cette philosophe et germaniste une interlocutrice de choix sur le sujet, mais le fait qu’elle est l’auteur de deux importants ouvrages sur le Paris de la Collaboration (2). Et pour elle, vouloir rebaptiser le « 93 » en « 91 bis » est une erreur car « ce n’est pas ça qui changera la réalité. » Une réalité qui d’ailleurs n’est déjà pas facile à appréhender : « Lorsque le 93 rue Lauriston a été déserté en 1944, tout a été incendié. » Du coup, c’est en Allemagne, que Cécile Desprairies a dû se rendre pour en apprendre plus sur ce « lieu de torture, de marché noir et de “plaisir” (le « 93 » faisait aussi office de bordel, ndlr) ». « Absurde » aussi car, d'après elle, c’est tout le XVIe qu’il faudrait alors rebaptiser : « C’est l’arrondissement de l’Occupation ! » Pour preuve : dans son dernier ouvrage préfacé par Serge Klarsfeld, il occupe 130 pages quand les autres arrondissements parisiens sont traités en 20 à 30 pages…
Mais cette décision est également absurde car le « 93 » de la rue Lauriston a au moins, lui, le mérite d’être connu de tous comme étant un haut lieu de la Collaboration. Tant d’autres bâtiments l’ont été et ont réussi aujourd’hui à le faire oublier : des palaces comme le Lutétia, le Ritz, le Crillon, le Meurice ou bien encore l’actuel siège du PS rue de Solférino. Eux n’ont même pas eu besoin d’un Hervé de Charette des grands jours pour se refaire une santé…
Article repris du site BetaPolitique
(1) Eric Helard, proche collaborateur d'Hervé de Charette et élu au conseil d’arrondissement du XVIe, a fini par nous joindre après parution de l’article. Il explique qu’il n’y a « pas d’affaire » puisque « le voeu [de rebaptiser le 93 rue Lauriston] ne sera finalement pas présenté au Conseil de Paris. » Par ailleurs, il confie que le déménagement de la Chambre de commerce franco-arabe dans un secteur « plus institutionnel » est « acté ». L’organisme devrait s’installer dans le VIIe ou le VIIIe arrondissement...
(2) « Ville lumière, Années noires » aux Editions Denoël (2008) et « Paris dans la Collaboration » aux Editions du Seuil (2009)
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