Une attaque contre les installations nucléaires est risquée, mais elle prouverait que l'Etat hébreu est capable de changer les rapports de force.
Plus les dirigeants israéliens bombent le torse et claironnent leur détermination à mettre fin aux ambitions nucléaires de l'Iran, plus les experts ont tendance à penser qu'ils bluffent. Après tout, si George W. Bush a refusé en 2008 de fournir à Israël les bombes anti-bunker et le ravitaillement en vol nécessaires à la destruction des sites nucléaires iraniens, les chances qu'Obama fasse le contraire peuvent sembler très minces. Surtout si l'on sait que le président américain a réagi à l'annonce d'un test de missile par la Corée du Nord en se contentant d'évoquer son rêve d'un monde sans armes nucléaires.
De nombreux analystes ont mis en évidence les performances catastrophiques de l'armée israélienne pendant la guerre du Liban en 2006 et l'image d'Israël dans le monde s'est encore dégradée suite aux atroces images de destructions commises dans la bande de Gaza. Dans ces conditions, les conséquences diplomatiques d'une attaque réussie contre l'Iran pourraient être pires que celles d'un échec militaire. De plus, personne ne sait vraiment où se trouvent les sites nucléaires iraniens.
Pour toutes ces raisons, des personnes parfaitement censées relativisent les excès rhétoriques des deux parties et estiment qu'il ne se passera rien de bien grave, que l'Iran devienne une puissance nucléaire, ou non. Du point de vue américain, en tout cas, il semble acquis que si l'Iran possédait quelques dizaines de bombes, il pourrait être contenu de manière relativement simple, par les mêmes moyens qui ont permis de contenir un empire soviétique armé de 45.000 ogives. Mais l'erreur de ces experts est de raisonner avec un point de vue américain, alors que c'est Israël qui est menacé par le programme nucléaire iranien. A ce titre, la stratégie de notre allié au Moyen-Orient diffère radicalement de la nôtre.
Les commentateurs moins optimistes, qui estiment qu'Israël ne bluffe pas, se divisent en deux catégories. Ceux qui pensent que les Israéliens sont fous et que les Etats-Unis doivent continuer à les encadrer étroitement pour les empêcher d'aller trop loin. Et ceux qui pensent que les dirigeants iraniens vivent sur une autre planète et sont prêts à utiliser des armes nucléaires contre Israël. Mais est-il vraiment nécessaire de considérer qu'un des deux camps a perdu les pédales pour comprendre qu'Israël a de bonnes raisons d'attaquer?
L'analyse des relations internationales permet de comprendre qu'une attaque contre l'Iran servirait pleinement les intérêts d'Israël, également en tant qu'Etat satellite des Etats-Unis.
Si les fulminations d'Israël font partie d'une stratégie mûrement réfléchie visant à obliger les Etats-Unis à se montrer plus agressifs vis-à-vis de l'Iran, cela ne signifie pas que les Israéliens n'attaqueront pas si la politique d'ouverture pratiquée par Obama laisse la possibilité aux Iraniens d'acquérir l'arme nucléaire. Et plus on envisage la situation sous l'angle de la relation entre Israël et son protecteur, plus l'attaque semble logique, et probable. Au vu des récents succès technologiques de l'Iran, comme le lancement du satellite de communication Omid, et du caractère de plus en plus évident des objectifs du programme iranien, il n'est plus invraisemblable de prévoir une attaque dans l'année qui vient. Pour l'instant, les Russes ne semblent pas pressés de procurer à l'Iran des missiles sol-air S-300, mais si la transaction venait à se préciser, Israël pourrait intervenir encore plus rapidement.
Le fait que les intérêts israéliens puissent diverger radicalement de ceux des Etats-Unis semble surprendre beaucoup d'analystes. Une telle incompréhension est due au fait que les adversaires et les partisans de la relation privilégiée entre les deux pays partagent plus ou moins les mêmes croyances naïves, comme la théorie du lobby israélien tout-puissant ou la soi-disant communauté de valeurs démocratiques qui unirait les deux pays. S'il est indéniable que le soutien des Etats-Unis est en partie motivé par une communauté de valeurs et par le lobbying mené par certains groupes à Washington, ni l'état de la démocratie israélienne ni les pouvoirs secrets de lobby pro-israéliens comme l'AIPAC ne peuvent expliquer les milliards de dollars de crédits militaires consentis à Israël. Crédits qui sont d'ailleurs autant de cadeaux aux fabricants d'armes américains qu'aux militaires israéliens.
Non, si les Etats-Unis défendent aujourd'hui Israël, c'est tout simplement parce que ce pays est le plus puissant du Moyen-Orient. Les adversaires de la fameuse «relation privilégiée» se plaisent à confondre l'attitude adoptée par les Etats-Unis avant et après 1967 en évoquant les dizaines de milliards donnés à Israël «depuis 1948». Mais l'examen des faits prouve que l'accession d'Israël au statut de puissance régionale s'est faite sans aide significative des Etats-Unis.
Le programme nucléaire clandestin a été monté avec l'aide des Britanniques et des Français, qui s'unirent aux Israéliens pour s'emparer du Canal de Suez, et qui furent obligés de le rendre à l'Egypte par Eisenhower. Les pilotes israéliens qui ont détruit au sol les aviations égyptienne, syrienne et jordanienne pilotaient des Mystères français, pas des Phantoms américains. Et le Congrès n'a débloqué des crédits pour aider Israël à accueillir l'afflux de survivants des camps de la mort ou les réfugiés juifs fuyant le Yemen, l'Irak ou l'Egypte qu'après 1973, soit 25 ans après la création d'Israël.
En détruisant l'ancien équilibre des forces au Moyen-Orient grâce à sa spectaculaire victoire dans la guerre des Six jours, Israël est devenu la nouvelle puissance militaire de la région, dont l'influence déstabilisante devait à tout prix être contenue. Or les similitudes entre cette montée en puissance au cours des années 1950 et 1960 et celle de l'Iran aujourd'hui sont réelles.
Comme Israël en 1967, l'Iran est un Etat non-arabe dont les tactiques militaires innovantes font très peur aux Arabes. Mais la ressemblance s'arrête là. L'Iran est vaste et compte plus de 70 millions d'habitants. Israël est un pays minuscule de 7 millions d'habitants, dont les dirigeants ont l'habitude de gouverner à vue. En l'absence de toute stratégie d'expansion ou de diplomatie cohérentes, Israël a décidé, depuis 1967, d'utiliser sa puissance militaire pour s'emparer de territoires qu'il pourrait ensuite échanger contre l'aide de son puissant allié américain.
Israël a gagné sa place d'Etat satellite des Etats-Unis grâce à une série d'exploits accomplis par un pays minuscule, sans réels moyens financiers et acculé à la mer : la prise du canal de Suez en 1956, la victoire en 1967 et le développement de l'arme atomique.
Mais les termes du contrat passés avec le grand frère américain ont relégué ces faits d'arme à un passé aussi glorieux que révolu. En effet, Israël a échangé la liberté de prendre des initiatives risquées mais pouvant rapporter très gros, contre la sécurité militaire et diplomatique garantie par le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Le marché était, et est toujours, très simple : l'appui quasi inconditionnel des Etats-Unis contre la soumission d'Israël aux ambitions diplomatique et stratégiques américaines dans la région, et notamment vis-à-vis des nations arabes voisines.
A chaque nouveau traité de paix chapeauté par les Américains, de Camp David à la conférence de Madrid en passant par Oslo et Annapolis, les Etats-Unis se sont servis de leur pouvoir sur Israël comme d'un puissant levier vis-à-vis du monde arabe : «Faites ce qu'on vous dit, et nous forcerons les Israéliens à se calmer.» Et la «relation privilégiée», qui permet à Washington d'imposer sa volonté au Moyen-Orient, repose sur deux piliers. La capacité américaine à imposer des solutions concrètes, comme le retour du Sinaï à l'Egypte ou l'engagement de créer un Etat palestinien. Et l'idée, implicite mais toujours présente, que les Etats-Unis font tout leur possible pour encadrer les énergies belliqueuses israéliennes.
Le succès de cette alliance exige que les deux parties s'engagent dans un perpétuel jeu de langage qui tient largement de la comédie. Les Etats-Unis font semblant de réprimander Israël. Les Israéliens font comme si les Américains les empêchaient de bombarder Damas ou de s'emparer des deux rives de l'Euphrate. Les relations entre les deux pays sont donc forcément instables, car il s'agit de jouer en permanence sur les forces et les faiblesses de l'Etat hébreu. Un Israël qui écraserait ses voisins représenterait un grave problème pour les Etats-Unis, mais un Israël incapable de projeter sa puissance déstabilisatrice dans la région ne leur servirait pas à grand-chose.
Conséquence fondamentale de cet état de fait, plus Israël s'affaiblit, plus ses intérêts et ceux des Etats-Unis vont diverger. Si Israël ne fait plus peur à personne, les Etats-Unis ne tarderont pas à lui demander de rendre le Golan à la Syrie et de laisser exister un Etat palestinien. Sa stature internationale encore diminuée, et sa taille ramenée aux frontières d'avant 1967, l'Etat hébreu sera encore moins utile aux Etats-Unis, qui pourraient alors décider de favoriser un pays davantage capable de maintenir la pression sur les Arabes: l'Iran.
Considéré de manière froidement pragmatique, le caractère intenable d'un tel équilibre permet de comprendre les batailles engagées par Israël contre le Hezbollah et le Hamas, mais aussi l'assassinat de scientifiques iraniens et, en 2007, l'attaque aérienne contre un bâtiment situé en Syrie et abritant probablement des installations nucléaires. Ces tentatives de redonner une certaine crédibilité à la capacité d'initiative israélienne s'adressent autant aux ennemis arabes qu'aux alliés américains. Elles sont le résultat d'une stratégie mise en place par l'ancien premier ministre Ariel Sharon, qui a su alterner des actions militaires imprévisibles et brutales, comme l'opération Bouclier défensif et la mise en quarantaine de Yasser Arafat, avec un discours insistant sur l'importance de la paix et des concessions surprenantes, comme le retrait unilatéral de Gaza en 2005. Sharon a également cherché à contrebalancer ses relations étroites avec le Président Bush par des initiatives diplomatiques dirigées vers la Russie et l'Inde.
Une attaque contre l'Iran est peut-être risquée, mais, dans le cadre de cette stratégie, elle prouverait qu'Israël est toujours capable de bousculer les rapports de force grâce à des initiatives militaires audacieuses. Même sans arme nucléaire, Israël peut mettre l'économie iranienne à genoux en bombardant les raffineries du pays, rendant ainsi très difficile une riposte d'envergure. Et si la guerre de 2006 au Liban a révélé de graves déficiences de l'armée, elle a également montré la capacité de l'aviation à détruire les batteries de missiles à longue portée. On peut être sûr que s'ils attaquaient l'Iran, les Israéliens riposteraient de manière encore plus brutale et efficace à des tirs de missiles ou de roquettes par le Hezbollah ou le Hamas.
A moins d'une débâcle militaire semblable à celle que subirent les Américains en 1980 dans le désert iranien, ou d'un ordre donné par Obama d'abattre les avions israéliens se dirigeant vers Natanz, une attaque aérienne devrait permettre de détruire quantité d'installations et de matériels que les Iraniens ont mis dix ans à construire et qu'ils ne pourraient pas remplacer avant longtemps. Une attaque pourrait donc retarder de deux ans, ou même de cinq ans, la mise au point d'une ogive. Mais surtout, elle mettrait fin à l'impression d'inévitabilité qui entoure désormais le programme nucléaire iranien et a permis à ce pays de devenir une puissance régionale incontournable.
L'idée selon laquelle le monde musulman se soulèverait alors contre Israël a perdu beaucoup de crédibilité. Les pays du Golfe et l'Egypte soutiennent ouvertement Israël contre le Hezbollah et le Hamas. De fait, Israël étant le seul pays capable de tenir tête à l'Iran et à ses satellites, l'Etat hébreu est indirectement devenu le mercenaire des pays sunnites, le gros bras chargé par Washington de protéger ce nectar si prisé par les Américains, le pétrole.
Les parallèles entre l'ascension fulgurante d'Israël au rang de satellite des Etats-Unis et la montée en puissance de l'Iran constituent pour l'Etat hébreu une raison supplémentaire d'agir, et d'agir vite. Le fait que l'Iran soit de plus en plus courtisé inquiète les Israéliens non seulement à cause des propos peu amènes tenus par les dirigeants de ce pays, mais surtout parce que tout rapprochement entre les Etats-Unis et l'Iran menace la «relation privilégiée» entre la superpuissance et son allié. Si on peut penser que l'Amérique mettrait Israël et l'Iran en concurrence afin de tirer le plus de bénéfices possibles de ses relations avec chacun d'eux, on ne voit pas comment les Etats-Unis pourraient contenter les deux pays indéfiniment. Il est par contre tout à fait envisageable que l'Iran, très influent en Afghanistan et en Irak et maître du Hezbollah et du Hamas, devienne un jour le nouveau partenaire «privilégié» des Etats-Unis.
Bombarder l'Iran est donc le meilleur moyen pour Israël de redevenir le forcené imprévisible qui attira l'attention des Etats-Unis à partir de 1967, tout en éliminant l'Iran de la liste des partenaires valables pour les Américains. Certes, cela revient à abattre l'autre fille pour garder votre petit ami, mais cela prouve seulement que les relations internationales n'ont pas grand-chose à voir avec les relations humaines. D'autant qu'en l'occurrence, cela pourrait très bien marcher. Privé de son programme nucléaire et incapable de riposter de manière conventionnelle, l'Iran apparaîtrait comme un tigre de papier, pour le plus grand plaisir des Etats sunnites du Golfe, tous alliés des Américains. Bénéfice supplémentaire, les satellites de l'Iran, comme la Syrie et le Hamas, ne pourraient que prendre leurs distances avec des Perses humiliés, dont tout le monde pourrait voir les installations nucléaires détruites sur Google Earth.
Le seul véritable problème pour Israël serait la réaction de Washington face à la colère de l'opinion publique dans les pays arabes et en Europe, qui ne manqueraient pas d'exprimer leur profonde indignation. Le prix à payer serait alors évident : la création d'un Etat palestinien. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Ehoud Barak estiment que cela représenterait un danger réel pour Israël. Mais ils ont également conscience du caractère inévitable de l'établissement d'un tel Etat.
Et à bien y réfléchir, l'idée selon laquelle le prix à payer pour pouvoir attaquer l'Iran serait la création d'un Etat palestinien légitime encore davantage une telle prise de risque. Les dirigeants israéliens savent que les bénéfices liés au retrait de Cisjordanie dépendent largement des conditions de ce retrait. A ce titre, il est impératif qu'Israël cède ce territoire de son plein gré, après avoir fait la démonstration indiscutable de sa force. Ariel Sharon a pu retirer les troupes de Gaza parce qu'il avait vaincu Arafat et écrasé la deuxième intifada. Tout aussi pressés de se débarrasser de territoires qui posent de graves problèmes diplomatiques et démographiques, les successeurs de Sharon n'ont pas encore réussi à produire une victoire suffisamment éclatante pour légitimer un retrait de Cisjordanie. D'autant que leur pire cauchemar serait de voir l'armée israélienne contrainte de quitter Naplouse et Hébron sous les huées de militants du Hamas, organisation soutenue par... l'Iran. Dans cette optique, le caractère inévitable de la création d'un Etat palestinien devient le meilleur argument en faveur du caractère inévitable d'une attaque contre l'Iran.
Réduire à néant le programme nucléaire de Téhéran apparaît ainsi comme le meilleur moyen de mettre un coup d'arrêt à l'enchaînement des reculades territoriales et des condamnations internationales qui minent de plus en plus l'Etat hébreu, et de renouer avec les brillantes victoires militaires qui ont donné à Israël sa place aux côtés des Américains. Détruire un nombre suffisant de centrifugeuses mettrait également fin, pour un temps, aux ambitions iraniennes dans la région et éliminerait le seul rival potentiel d'Israël dans la course aux faveurs américaines. Enfin, cela permettrait à l'Etat hébreu, grâce à la création d'un Etat palestinien, de sortir par le haut du bourbier cisjordanien.
Certes, la méthode israélienne pour résoudre la question du nucléaire iranien et ramener la paix au Moyen-Orient est plus hasardeuse et violente que celle imaginée par l'administration américaine, avec des sanctions et l'évocation du second prénom de Barack Obama. Mais qui pourrait rejeter d'emblée l'idée d'échanger la bombe iranienne contre un Etat palestinien ? L'Arabie Saoudite serait contente. L'Egypte serait contente. Le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le Koweït seraient contents. La Jordanie serait contente. L'Irak serait content. Les deux tiers des Libanais seraient contents. Les Palestiniens pourraient construire leur pays et Israël s'offrirait plusieurs décennies de tranquillité en restant la seule puissance nucléaire de la région.
L'Iran ne serait pas content. Mais la paix exige des sacrifices, non ?
Article de David Samuels
Traduit par Sylvestre Meininger
http://www.slate.fr/source/david-samuels
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