La galaxie djihadiste pakistanaise à l'épreuve de Bombay


REUTERS/MOHSIN RAZA
Le domaine du Jamaat ud Dawa est un monde à part. Il regroupe une mosquée, un hôpital, une école secondaire et une "université islamique", 250 maisons individuelles flanquées d'un jardinet, et des potagers.

Muridke (Pakistan), envoyé spécial

Le docteur Houmayoun Baber Dar est un homme empli de compassion. "L'attaque de Bombay est un acte barbare, nos cœurs sont très tristes", dit-il de sa douce voix. Lunettes, barbe fournie et veste passée sur son shalwar kameez (tunique traditionnelle sur pantalon bouffant), le docteur Dar est le directeur de l'hôpital du complexe du Jamaat ud Dawa, une formation islamiste pakistanaise accusée par les Indiens d'être liée à l'assaut de Bombay du 26 au 29 novembre (163 morts) qui a rallumé la tension entre l'Inde et le Pakistan.

Bâti dans la sèche campagne de Muridke, localité située à 30 km au nord de Lahore – chef-lieu du Penjab pakistanais –, le domaine est vaste. On y parvient en empruntant une piste cabossée traversant un village où les enfants se roulent dans la paille ou s'agrippent aux moutons qui, en cette avant-veille de l'Aïd, vivent leurs dernières heures avant le sacrifice.

Le domaine du Jamaat ud Dawa, entouré de grillages surmontés de barbelés, est un monde à part. Une ville dans la ville. Le complexe regroupe une mosquée, un hôpital, une école secondaire et une "université islamique", 250 maisons individuelles flanquées d'un jardinet et de potagers. Une oasis d'opulence dans un environnement de poussière et de misère.

Calé derrière son bureau où trônent un ordinateur et un drapeau pakistanais, le docteur Dar n'en finit pas de protester de sa bonne foi. "Il faut sauver la terre du terrorisme", clame-t-il. Rallié à l'islam puritain après un drame personnel – la mort de sa femme indonésienne et de ses deux fils lors du tsunami de décembre 2004 –, il ne comprend pas pourquoi l'Inde et les médias occidentaux s'acharnent à impliquer le Jamat ud Dawa dans l'assaut de Bombay. "Nous condamnons jusqu'au dernier degré la mort de ces innocents, insiste-t-il. Nous n'avons rien à cacher, promenez-vous dans le domaine."

De fait, c'est journée "portes ouvertes" à Muridke. Abdullah Montazir, porte-parole du Jamaat ud Dawa, reçoit avec affabilité la presse étrangère et la guide dans les allées ombragées du domaine. Nulle trace d'activité militaire. On ne voit que des villageois patienter devant l'hôpital pour un traitement bon marché qui leur aurait coûté une fortune dans le système public. Au fil de cette promenade organisée, M. Montazir répète inlassablement son message : "Nous n'avons rien à voir avec le Lashkar-e-Taiba."

VITRINE AVENANTE

A l'en croire, le Jamaat ud Dawa n'est pas la vitrine politique du Lashkar-e-Taiba (LeT), le groupe djihadiste pakistanais dont s'est réclamé l'unique survivant des dix terroristes de Bombay dans ses aveux à la police indienne. Ou plutôt, elle le fut mais elle ne l'est plus. "Nous avons coupé les liens après son interdiction en 2002", affirme M. Montazir.

L'insistance des officiels du Jamaat ud Dawa à se démarquer des activités militaires du LeT fait sourire certains observateurs. "Les deux organisations sont toujours très liées", souligne un journaliste de Lahore. Le découplage est purement formel. L'histoire du mouvement remonte à 1985 lorsqu'un professeur d'études islamiques de Lahore, Hafiz Saeed, fonde un parti politique, le Markaz ud Dawa-wal-irshad, dont la branche armée – le Lashkar-e-Taiba – rejoint le djihad en Afghanistan.

A la fin de la guerre antisoviétique (1989), les combattants du LeT se recyclent à l'Est, sur la frontière avec l'Inde, où ils multiplient les incursions armées au Cachemire tout au long des années 1990. Mais après le 11 septembre 2001 et l'attaque du Parlement indien par des fedayins du LeT fin 2001, Islamabad interdit la plupart des groupes djihadistes jusqu'alors soutenus ou tolérés par ses services secrets. Le Markaz ud Dawa-wal-irshad se rebaptise Jamaat ud Dawa. Les camps du LeT s'installent à Muzaffarabad, chef-lieu du Cachemire pakistanais, loin de Lahore. Le domaine de Muridke, qui abritait des activités militaires, se reconvertit en communauté caritative.

Muridke a beau être une vitrine avenante, la visite des lieux permet de mieux comprendre l'enracinement du Jamaat ud Dawa dans la société pakistanaise. Selon M. Montazir, le budget annuel du domaine se monterait à 60 millions de roupies pakistanaises (600 000 euros).

Cette organisation d'obédience ahle-hadith (rigoriste) compte aujourd'hui cinq hôpitaux, des services d'ambulances dans 66 villes du pays, des dispensaires dans 160 localités. S'y ajoutent 160 écoles dont 50 madrasas (écoles coraniques). Sa force de frappe médicale a fait impression lors des séismes du Cachemire (2005) et du Baloutchistan (2008). "Le Jamaat a pu ainsi prospérer librement avec l'assentiment de l'armée car les militants du Laskhar-e-Taiba n'ont pas conduit une seule opération terroriste au Pakistan, contrairement à d'autres groupes djihadistes", souligne Azmat Abbas, journaliste à la télévision Dawn News.

Les fusils au Cachemire, ou en Inde, et le prêche au Pakistan : tel était le marché conclu. Néanmoins, la pression internationale pour qu'Islamabad fasse le ménage au sein des groupes djihadistes pourrait y mettre un terme. Dimanche 7 décembre, trois membres du Jamaat ud Dawa ont été arrêtés près de Muzaffarabad par la police pakistanaise dans le cadre de l'enquête sur les attaques de Bombay.

Frédéric Bobin



0 commentaires: